Modifier les CV pour lutter contre la discrimination à l’embauche
Résumé
Des preuves solides indiquent qu’un grand nombre de minorités1 et de groupes marginalisés sont victimes de discriminations sur le marché du travail, et ce dans de nombreux pays. Parmi les nombreuses stratégies expérimentées, la suppression de certaines informations dans les CV pourrait contribuer à réduire la discrimination dans la première phase des procédures de recrutement en limitant la capacité des employeurs à écarter des candidats sur la base de leur nom, de leur photo, de leurs antécédents judiciaires ou de toute autre information d’identification.
La présente synthèse s’appuie sur 23 études de testing randomisées2 qui mesurent l’ampleur de la discrimination à l’embauche sur différents marchés, ainsi que sur deux évaluations qui utilisent la randomisation pour mesurer l’impact de la suppression des informations d’identification dans les candidatures à des offres d’emploi. Dans ces deux évaluations, la suppression des informations a accentué les discriminations, les chercheurs invoquant différents mécanismes pour expliquer ce phénomène. La première étude a constaté que les entreprises qui, avant l’intervention, convoquaient en entretien et embauchaient davantage de candidats issus des minorités, étaient moins susceptibles de le faire suite à la suppression des informations. Dans la seconde étude, les recruteurs ont reporté leurs pratiques discriminatoires sur d’autres caractéristiques. Cependant, dans la mesure où les études de testing montrent de façon évidente que l’entreprise moyenne pratique la discrimination dans de nombreux contextes, des stratégies comme l’anonymisation obligatoire et autres mesures qui modifient la manière dont les employeurs traitent les candidatures doivent faire l’objet d’évaluations supplémentaires
Résultats
Des études rigoureuses indiquent qu’un large éventail de minorités sont victimes d’importantes discriminations sur le marché du travail, et ce dans de nombreux pays. Les études dite de testing, qui consistent à envoyer des CV fictifs en réponse à des offres d’emploi, ont mis en évidence l’existence généralisée de pratiques discriminatoires fondées sur l’origine géographique, l’appartenance ethnique, le statut d’immigration, le genre, la religion et l’orientation sexuelle. Des évaluations aléatoires menées dans treize pays ont révélé la présence de discriminations dans 27 des 31 comparaisons effectuées [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15] [16] [17] [18] [19] [20] [21] [22] [23]. Par exemple, une étude réalisée en 2004 aux Etats-Unis a constaté qu’à qualifications égales, le nombre d’entretiens auxquels étaient convoqués les candidats portant un nom à consonance « blanche » était supérieur de 50 % par rapport aux candidats portant un nom à consonance « noire » [7].3 Ces résultats peuvent notamment s’expliquer par le fait que certains recruteurs s’arrêtent de lire les CV dès qu’ils voient un nom à consonance « noire », sans même prendre connaissance des qualifications du candidat en question.
L’impact de l’anonymisation des CV semble varier en fonction des caractéristiques des entreprises qui reçoivent les CV anonymes, et notamment selon qu’elles ont initialement pour pratique de discriminer les candidats issus de minorités. En France, une étude sur les CV anonymes a évalué l’impact de cette stratégie sur les entreprises qui s’étaient portées volontaires pour y participer [26]. Or, ces entreprises étaient initialement plus enclines que la moyenne à convoquer en entretien et à recruter des candidats issus de minorités. Au sein de ce groupe, les entreprises qui ont reçu des CV anonymes ont convoqué en entretien et embauché un nombre inférieur de candidats issus de minorités. Dans ce cas, la suppression des informations signalant l’appartenance à une minorité a empêché les entreprises d’envisager favorablement la candidature des personnes issues de groupes traditionnellement discriminés. Dans la mesure où il est largement démontré que l’entreprise moyenne pratique la discrimination dans de nombreux contextes, le fait de rendre l’anonymisation obligatoire pourrait permettre d’inclure les entreprises qui, sans cela, se refuseraient à rendre leur procédure de présélection anonyme, et aboutir ainsi à des résultats différents.
En France, les entreprises participantes se sont avérées moins susceptibles d’embaucher des candidats issus de minorités lorsqu’elles recevaient des CV anonymes (Figure 1), mais les entreprises du groupe témoin (qui avaient reçu des CV classiques) étaient en moyenne plus susceptibles d’embaucher des profils traditionnellement discriminés que celles qui n’avaient pas voulu participer à l’étude (Figure 2)
La suppression de certaines caractéristiques peut modifier la manière dont les recruteurs évaluent les CV en les poussant à baser leurs pratiques discriminatoires sur d’autres caractéristiques associées à l’appartenance à un groupe marginalisé. Une étude menée aux États-Unis a révélé une augmentation des discriminations envers les candidats noirs suite à la mise en œuvre d’une politique interdisant aux recruteurs de poser des questions sur les antécédents judiciaires dans les formulaires de candidature [24]. Les chercheurs suggèrent que lorsque les employeurs n’avaient pas d’informations individuelles sur les antécédents judiciaires des candidats, ils ont eu tendance à généraliser en considérant que les candidats noirs étaient plus susceptibles que les candidats blancs d’avoir un casier judiciaire. Par des mécanismes similaires, l’anonymisation pourrait avoir des effets imprévus sur la manière dont les entreprises évaluent les CV dans d’autres contextes. Par exemple, la suppression de certaines informations pourrait empêcher les recruteurs de tenir compte des conditions d’embauche défavorables auxquelles sont souvent confrontés les candidats issus de minorités pour interpréter certains signaux négatifs dans le CV des candidats, comme les périodes de chômage [26].
Des stratégies comme l’anonymisation obligatoire et autres mesures qui modifient la manière dont les employeurs examinent les candidatures doivent faire l’objet d’évaluations supplémentaires. Dans la mesure où, dans de nombreux contextes, l’entreprise moyenne pratique la discrimination, rendre l’anonymisation obligatoire permettrait peut-être de réduire ces pratiques en incluant les entreprises qui, sans cela, se refuseraient à rendre leur procédure de présélection anonyme, ces entreprises étant potentiellement plus susceptibles d’avoir des pratiques discriminatoires. Des recherches suggèrent que certains employeurs exercent une « discrimination par l’attention », c’est-à-dire qu’ils accordent moins d’attention aux candidats dont le nom est associé à un groupe marginalisé [25]. Il est donc important d’évaluer des stratégies comme l’anonymisation obligatoire et autres solutions permettant de neutraliser ce biais d’attention. Parmi les autres stratégies possible, on pourrait notamment envisager de modifier l’ordre des informations figurant sur les CV, de sorte que l’appartenance à un groupe minoritaire ne soit pas dévoilée tant que l’employeur n’a pas lu toutes les autres informations sur le candidat. Des recherches supplémentaires doivent être menées pour comprendre comment l’anonymisation modifie la façon dont les entreprises évaluent les CV, mais aussi pour déterminer comment réduire les discriminations dans les phases ultérieures du processus de candidature. Les futures politiques devront également prendre en compte l’impact net de cette mesure sur les discriminations contre les minorités en considérant à la fois les entreprises qui pratiquaient la discrimination avant le changement de politique et celles qui étaient plus susceptibles de recevoir en entretien et d’embaucher des candidats issus de groupes marginalisés.
Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab (J-PAL). 2019. "Changing Resumes to Reduce Hiring Discrimination." J-PAL Policy Insights. Dernière modification : février 2019. https://doi.org/10.31485/pi.2233.2019